Après les études sur Touche pas à mon poste ! en 2016, sur les talk shows en 2017 et sur le traitement médiatique de la PMA en 2019, l’Association des journalistes LGBTI (AJL) a prêté l’oreille à l’émission Les Grosses Têtes de RTL. Pendant cinq semaines d’écoute, l’AJL y a relevé de nombreux propos LGBTIphobes, grossophobes, racistes et sexistes, ainsi que des séquences banalisant les violences et crimes sexuels. 

Les statistiques tirées de ces 36 heures d’écoutes sont éloquentes. Laurent Ruquier, en véritable chef de bande, recrée dans son émission le schéma d’un harcèlement de cour de récréation. Un système où insultes et discriminations sont constamment encouragées envers des boucs émissaires désignés. Le tout sous prétexte d’humour.

Chaque émission contient, en moyenne, 19 propos discriminants. Les déclarations sexistes tiennent le haut du pavé puisqu’elles sont présentes dans la totalité des émissions, au rythme d’en moyenne une déclaration ou remarque sexiste toutes les 11 minutes, pendant une heure et demie.  

Les Grosses Têtes passent en revue les seins d’Isabelle Mergault

Sur les 24 émissions écoutées, l’AJL a relevé 159 déclarations sexistes, 66 déclarations homophobes et transphobes, 51 déclarations racistes, 29 déclarations grossophobes, 25 déclarations âgistes, 17 déclarations banalisant des crimes sexuels et des violences, 12 propos classistes et 7 validistes.

Véritable institution du PAF, Les Grosses Têtes attirent chaque jour plus de deux millions d’auditeurs et d’auditrices. Lancé en avril 1977, le show a été animé pendant près de quarante ans par Philippe Bouvard avant d’être repris par Laurent Ruquier en 2014. L’animateur a gardé le ton mais l’équipe s’est rajeunie, féminisée et diversifiée, y compris si on compare avec On va s’gêner, que Ruquier animait jusque-là sur Europe 1. Sous couvert d’une ambiance toujours “potache” voire “de franche camaraderie”, c’est sur le dos des minorités qu’on rit.

Le bon mot à tout prix

Chantal Ladesou
Illustration : Géraldine Polès

Une course à la vanne coûte que coûte qui ressemble, de prime abord, à un cacophonique concours de celui ou celle qui ira le plus loin, mais qui, au terme de cinq semaines d’analyse, dévoile en réalité une partition parfaitement réglée. 

Alors que la séquence “Six Grosses Têtes, cinq fake news” est l’occasion de tenir, toujours en plaisantant, des propos discriminants, la présentation des chroniqueur·se·s, dès les premières secondes de l’émission, donne le “la” des propos sexistes, racistes, homophobes. 

Essentielle pour le reste de l’émission, cette introduction permet de clarifier, dans une galerie de portraits stéréotypés, le rôle qui a été attribué à chaque chroniqueur·se pour les 90 minutes restantes. Jeanfi Janssens, le gay hypersexualisé, Bernard Mabille, le “gros”, Chantal Ladesou, la “vieille” sur le déclin qui finira “pute”, pour n’en citer que quelques-uns. 

Sexisme, racisme et LGBTIphobie

Le cas des propos sexistes est particulièrement accablant. Les femmes, qu’il faut faire taire, sont ramenées à leur physique et sommées de répondre aux injonctions sexistes de la beauté et de leurs fonctions.

Caroline Diament est une “ménagère“, Christine Bravo est “moche“, “idiote” et “alcoolique“, Arielle Dombasle est “belle” mais sa voix agace

Quant à la grossophobie, elle touche aussi bien les hommes que les femmes, Laurent Ruquier n’hésitant à faire remarquer à Bernard Mabille qu’il serait prêt à manger ses “propres enfants”.

Une remarque qui donne, comme bien d’autres, l’occasion à nouveau de banaliser les crimes sexuels et pédocriminels, un exercice auquel se livre régulièrement l’équipe des Grosses Têtes puisque près d’une émission sur deux contient des propos qui banalisent les viols, les crimes, les violences sexuelles et la pédocriminalité. 

Jeanfi Janssens aurait “perdu” des thermomètres dans son postérieur

ll n’est pas rare que le studio accueille jusqu’à trois hommes ouvertement gays, mais, loin d’épargner les émissions en propos LGBTIphobes, leur présence semble presque être une bonne excuse : 83% des émissions en contiennent.

À cet égard, le personnage du chroniqueur Jeanfi Janssens est particulièrement significatif : hypersexualisation, référence permanente à la sodomie, follophobie… Un florilège continu qui nous a étonné·e·s tant certains propos semblent tout droit sortis d’un autre temps.

Ces saillies gayphobes sont parfois le fruit d’une certaine autodérision de Jeanfi Janssens, prompt à se moquer de lui-même et de son identité. Cela nous rappelle les propos de l’humoriste australienne lesbienne Hannah Gadsby, dans son spectacle Nanette :

“Comprenez-vous ce que l’autodépréciation signifie quand elle vient de quelqu’un qui existe déjà à la marge de la société ? Ce n’est pas de l’humilité, c’est de l’humiliation. Je me rabaisse pour pouvoir parler, pour avoir la permission de parler.”

Hannah Gadsby

Dans cette émission, bien que plus rares, transphobie et lesbophobie ne font pas exception à la règle.

Si Laurent Ruquier et ses comparses semblent avoir commencé à intégrer qu’il n’est plus possible de se moquer des noirs et des arabes, ils et elles s’amusent toujours des noms étrangers, à consonance africaine notamment.

Une énième “blague” sur le nom de Linda Kebbab

Cela mis à part, la fine équipe se concentre majoritairement sur les Roms, les Roumains et les personnes asiatiques. Près de 80% des émissions donnent lieu à une sortie raciste.

Une responsabilité médiatique dans la propagation de discours haineux

Les chroniqueurs et chroniqueuses vivent-iels mal ces costumes qu’on leur taille à l’antenne ? Certaines séquences donnent parfois lieu à des excuses. Quand Jean Benguigui se plaint des remarques récurrentes sur sa taille, car ça lui “rappelle l’école”, Laurent Ruquier finit, dans une séquence rare, par s’expliquer et rappelle : “On est là pour s’amuser, voyons.”

Jean Benguigui se plaint des moqueries sur sa petite taille

Évidemment, en studio comme à la ville, les relations entre les chroniqueurs et chroniqueuses sont sans doute sincèrement amicales. Mais l’analyse de l’AJL montre que Les Grosses Têtes ne peuvent s’exonérer de leur responsabilité médiatique dans la propagation des discours haineux. Avec plus de deux millions d’auditeurs – presque autant que le journal de 8 heures de France Inter, le plus écouté de France – la justification de la “bonne bande de copains” ne peut pas tenir. Les propos discriminants dépassent le simple cadre de l’émission. Il suffit, pour s’en convaincre, de prêter l’oreille aux appels de certain·e·s auditeur·rice·s qui, sans être dans le studio, reprennent elles et eux aussi les codes de l’émission pour se moquer des chroniqueur·se·s.

Christine Bravo
Illustration : Géraldine Polès

Les Grosses Têtes est un monument du PAF. Nous avons été frappé·e·s par le nombre et la diversité des sujets abordés et la profondeur de certains débats. Il est aussi arrivé à l’AJL de rire de bon cœur à certains passages. Et il ne nous a pas non plus échappé que Laurent Ruquier était capable de faire amende honorable. 

L’animateur est l’une des rares personnalités du petit écran et de la radio à avoir reconnu avec une certaine franchise des erreurs au cours de sa carrière, qu’il s’agisse de collaborations – comme avec Éric Zemmour – ou de traitement médiatique. Il a plus d’une fois montré sa capacité à se confronter publiquement aux critiques de ses choix éditoriaux. Il reste aussi l’une des rares personnalités du PAF à avoir fait son coming out… il y a vingt-trois ans. S’exposant ainsi personnellement. 

Alors, chiche, Laurent ? Et si vous animiez une émission des Grosses Têtes sans propos discriminants ? Prouvez qu’il n’est nul besoin de ces béquilles d’un autre âge pour faire rire.