Pourquoi les propos discriminants des Grosses Têtes ne suscitent-ils pas un tollé ? Comment l’émission joue-t-elle sur la carte du “on ne peut plus rien dire” ? Réponses avec Nelly Quemener, maîtresse de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Université Sorbonne Nouvelle et autrice de l’ouvrage Le pouvoir de l’humour, publié chez Armand Colin.
Dans notre étude, on constate que les personnes LGBTI, les personnes racisées et les femmes sont constamment visées. Pourquoi, en 2020, une émission comme celle des Grosses Têtes continuent de rire des minorités ?
Nelly Quemener : Quand on parle des Grosses Têtes, on parle de RTL, d’une radio perçue comme “populaire”. Les ressorts de ce type d’émission, c’est de pousser la parole jusqu’à créer du buzz, parfois même du bad buzz, et de susciter des réactions très fortes de la part du public. C’est ce qui a fait le succès de Cyril Hanouna par exemple, et Les Grosses Têtes sont sur un fil proche mais plus ancien, qui peut prendre des tournures réactionnaires ou populistes, avec des pratiques de provocation au nom de l’humour.
Mais comment comprendre que des chroniqueurs et chroniqueuses appartenant à des minorités, notamment sexuelles, se prêtent au jeu des “blagues” homophobes ou racistes ?
Les Grosses Têtes, c’est la rencontre d’humoristes des années 1980-1990 – et tout ce que l’époque brasse d’humour sexiste, raciste, homophobe – et d’une volonté de faire de la place à des paroles minoritaires, avec Ahmed Sylla par exemple – qui est un humoriste de stand-up qui joue beaucoup sur sa masculinité noire – mais aussi avec Mustapha El Atrassi ou Vincent Dedienne. Ces noms posent beaucoup de questions car on pourrait projeter sur eux un point de vue minoritaire, critique ou distant à l’égard du pouvoir. Peut-être serait-il intéressant de discuter avec les sociétaires de leur expérience. Comment vivent-ils leur plongée dans l’émission ? S’y sentent-ils à l’aise ou à leur place ? Pensent-ils qu’il vaut mieux être à l’intérieur de ce type de dispositifs plutôt qu’en dehors ?
Dans Les Grosses Têtes, les paroles minoritaires ne peuvent pas émerger puisque ce qui crée du liant et ce qui est valorisé et permet d’être valorisé sont les boutades et bons mots qui peuvent avoir des ressorts disqualifiants. L’humour gras, avec tout ce qu’il peut inclure de propos sexistes, racistes ou homophobes, est d’ailleurs au cœur de l’émission depuis ses débuts. C’est une dynamique collective très difficile à contrer d’où qu’on vienne.
Pour comprendre ça, il faut saisir l’état du débat public sur ces enjeux et la façon dont certains grands médias s’autorisent à emprunter des voix et voies de plus en plus à droite. Prenez l’exemple des polémiques autour des émissions animées par Éric Zemmour sur CNews. Les Grosses Têtes poursuivent donc cette voie à la fois classique et très dans l’air du temps. C’est pour l’émission un ressort de popularité que de réactiver une série de paroles disqualifiantes, au nom de l’humour, en même temps qu’elle se donne une légitimité à railler les minorités parce qu’il y en a dans le groupe. Si on interpellait RTL, ils diraient certainement : “Ça plait aux gens, ça fonctionne.”
Vous faites le lien entre RTL et la propagation de discours ultraconservateurs. Pourtant, on a des personnalités qui paraissent éloignées de ces clivages, comme Valérie Trierweiler. Est-ce un vernis progressiste ?
Il ne suffit pas d’être d’extrême droite pour tenir des propos disqualifiants. C’est pour ça que je posais la question de la dynamique du groupe et de comment se positionne l’émission dans le débat public.
Les Grosses Têtes sont certes “populaires”, mais ce n’est pas une émission instaurée comme repoussoir, en comparaison à d’autres émissions, à l’instar de Touche pas à mon poste. Ces dernières sont sous le feu des projecteurs, du fait des propos disqualifiants qui y sont émis, et restent en même temps vues comme des endroits faisant exception. Le problème est que l’élévation de certaines émissions en tant qu’émissions repoussoirs détourne l’attention d’autres endroits très installés dans l’espace médiatique qui produisent beaucoup de propos disqualifiants. Ériger des émissions en repoussoir, c’est une façon de concentrer l’attention sur elles tout en considérant que le reste est totalement acceptable. Les Grosses Têtes, c’est l’endroit qu’on ne dénonce pas parce qu’elle n’est pas vue comme l’émission la plus fautive.
Il arrive que Laurent Ruquier s’excuse et rappelle : “On est là pour s’amuser.” Cette remarque traduit-elle un malaise avec de l’humour ? “On ne peut plus rien dire”, vraiment ?
L’humour raciste, antisémite ou homophobe s’autolégitime souvent en arguant : “C’est juste une blague.” Ce type de justification implique une certaine conception du public :
C’est la même dynamique quand une femme répond à un propos sexiste, soi-disant humoristique, et qu’on la renvoie au cliché de la féministe rabat-joie. Comme le note l’humoriste australienne lesbienne Hannah Gadsby : ceux qui pensent qu’on ne peut plus rien dire sont ceux qui ne se posent pas la question de la responsabilité de ce qu’ils disent !
Une question classique quand on travaille sur l’humour, c’est “est-ce qu’on peut rire de tout ?” Et j’ai enfin trouvé la meilleure manière de répondre : l’humour en soi ne veut rien dire. L’humour est avant tout une pratique et les pratiques humoristiques dépendent des époques. Quand on dit qu’on ne peut plus rien dire, on dit que l’humour devrait tout permettre, comme s’il y avait une essence de l’humour. Mais dans les années 1980, on ne pouvait pas tout dire puisque de fait, il n’y avait pas (ou peu) de femmes, pas de personnes racisées ou LGBTI dans l’humour. Ce que traduit le “on ne peut plus rien dire”, c’est qu’aujourd’hui des formes de réception émergent, qu’il existe des médiations et des porte-voix qui n’existaient pas auparavant et qui permettent à des sentiments d’offense de s’exprimer.
A notre connaissance, le seul signalement visant Les Grosses Têtes dont le CSA s’est saisi depuis l’arrivée de Laurent Ruquier concerne des moqueries sur le handicap du fils du comte de Paris, en janvier 2018. Aucun signalement ni condamnation connu·e pour racisme, sexisme ni LGBTIphobie. Qu’en pensez-vous ?
Ce type de propos est en fait déjà autorisé. Des chaînes entières font leur sel là-dessus, jouent des limites, légitiment des discours violents sous les traits de l’autorité journalistique et du divertissement. Le peu de plainte montre que, dans une certaine mesure, c’est accepté et acceptable. Il y a une bataille qui a été perdue de ce côté-là.
Quand Marianne fait sa une avec Lilian Thuram et Alice Coffin pour parler de ces “autres séparatismes”, on voit bien que la plupart de celles et ceux qui sont ciblé·e·s sont des représentant·e·s de groupes minoritaires, des figures qui ont passé 15, 20 ans de leur vie à construire la légitimité de leur propos pour réussir à se faire entendre dans un monde qui ne voulait pas vraiment d’elles et eux. Et c’est une réussite ! Mais en même temps, la visibilité dont ils et elles bénéficient aujourd’hui s’accompagne d’un backlash extrêmement violent.