Le monde avance, mais pas Les Grosses Têtes. Alors que ça y est, après #MeToo et #BalanceTonPorc, la société a pris conscience de l’importance de condamner les violences, de les punir, de lutter contre, l’émission phare de RTL persiste à rire des viols et agressions sexuelles, de la pédocriminalité, des infanticides, des féminicides et des violences conjugales. En un mois, pas moins de 50% des émissions s’en amusent. Ces « blagues », présentées comme d’innocentes plaisanteries, voire comme des séances de catharsis collective, remettent trop souvent en cause la parole des victimes. Comme le rappelle la militante féministe Valérie Rey-Robert dans son livre Une culture du viol à la française, l’« humour » sexiste n’a rien d’anodin et entraîne au contraire des conséquences très concrètes pour les victimes : il les encourage à se taire et à minimiser ce qu’elles ont vécu plutôt qu’à le dénoncer.
Banalisation des violences conjugales et des féminicides
Depuis deux ans, les reportages sur les féminicides se sont multipliés, les actions aussi, des collages de rue aux annonces régulières du gouvernement sur le sujet, en passant par le Grenelle des violences faites aux femmes en septembre 2019. Les médias se sont mis à compter les victimes, au fur et à mesure. 146 en 2019 selon les chiffres du gouvernement. Le sujet s’est imposé. Un sujet très sérieux. Mais pas chez Les Grosses Têtes. Le 12 octobre, alors qu’il est question du groupe de rock anglais Supertramp, Laurent Ruquier demande : « Supertramp, vous savez que c’est le surnom de… », et Steevy Boulay ose : « Bertrand Cantat ? », très fier de son bon mot sur l’ancien chanteur de Noir Désir, condamné à huit ans de réclusion pour avoir tué sa compagne, Marie Trintignant, en 2003, et accusé de violences sur son ex-épouse, Krisztina Rády, qui s’est suicidée en 2010.
Bis repetita le 14 octobre, quand Les Grosses Têtes évoquent la mort par noyade jamais élucidée de l’actrice américaine Natalie Wood (1938-1981). Elles sous-entendent que son mari, l’acteur Robert Wagner, aurait pu la pousser par-dessus bord, alors qu’ils étaient sur un bateau – bien que l’acteur n’ait jamais été condamné par la justice. S’ensuit un festival de « blagues » toutes plus douteuses les unes que les autres.
Mais quand Christine Bravo s’émeut de cette mort, Laurent Ruquier lui rétorque : « Je comprends mieux pourquoi votre mec a acheté trois bateaux… » Pour enfoncer le clou, l’animateur liste la filmographie de Natalie Wood et ajoute, en conclusion, un film dans lequel elle n’a pas joué : Les Dents de la mer.
Oui, les actrices porno peuvent être violées
Ces plaisanteries d’un autre âge fleurissent tout au long des 24 émissions écoutées. Les violences subies par les femmes sont constamment minimisées, tournées en dérision. Le traitement des violences sexuelles est accablant et Laurent Ruquier semble y prendre un malin plaisir. Le 25 septembre, alors qu’il prend l’appel d’un auditeur, gérant d’un site internet, un chroniqueur lui demande s’il gère la plateforme Jacquie et Michel. Laurent Ruquier lance sur un ton ironique : « Ils ont des problèmes, Jacquie et Michel, les gens se sont aperçus que c’était pornographique. » L’animateur n’éclaircira jamais son propos. Il n’expliquera pas que des actrices disent avoir subi des pratiques sexuelles non consenties sur des tournages, ni qu’une enquête a été ouverte pour viols et proxénétisme. Au contraire, il se moque :
Ce qui se joue ici, dans l’anecdote de l’animateur qui feint l’étonnement en pastichant le témoignage de cette « fille », c’est un mécanisme bien connu et dénoncé : celui de la disqualification systématique de la parole des travailleuses du sexe. C’est le mythe selon lequel une prostituée, une escort ou une actrice porno ne peut pas être violée ou victime de violences sexuelles. On ne juge pas le crime qu’elles dénoncent mais d’abord ce qu’elles sont. Cela se traduit par des dysfonctionnements à tous les niveaux : de la difficulté à déposer plainte, par peur de ne pas être prise au sérieux, à la justice qui est rarement rendue, tandis que les médias véhiculent ces mêmes stéréotypes sexistes.
Les Grosses Têtes se permettent aussi de juger elles-mêmes de la gravité ou non des situations. Par exemple, du fait de montrer son sexe en public. L’exhibitionnisme est traité avec un humour gras, le 22 octobre. Tourné en dérision, à travers la figure d’un ancien président américain, Lyndon B. Johnson, connu pour montrer régulièrement son sexe à ses collaborateurs et à des journalistes. On en oublierait presque que l’exhibitionnisme est un délit, puni d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende, et qu’il peut être traumatisant pour les témoins, qui se sentent alors humilié·e·s et rabaissé·e·s.
La pédocriminalité tournée en dérision
Cette banalisation des violences sexuelles va jusqu’à tourner en dérision la pédocriminalité, à l’heure pourtant d’une « parole libérée » au sein de l’Église catholique, des scandales à répétition et d’une prise de conscience large de la gravité des conséquences sur les enfants.
Ce mécanisme intervient notamment quand l’équipe évoque, à plusieurs reprises, des relations sexuelles entre hommes majeurs et filles mineures. Le 29 septembre, elle évoque longuement le mariage en 1959 du chanteur de rock américain Jerry Lee Lewis, 22 ans, avec sa cousine de 13 ans. Philippe Manoeuvre tente de le justifier : « C’étaient des coutumes, des coutumes ancestrales. » Laurent Ruquier renchérit :
Et comme tout le monde semble être d’accord sur la légitimité de cette union, Isabelle Mergault enchaîne avec son histoire personnelle : « J’ai frappé très fort, très tôt, à 13 ans », dit-elle en parlant de sa première fois avec un homme « beaucoup, beaucoup plus âgé ». « En même temps, je faisais quasiment majeure à l’époque », argumente la sociétaire, en tentant de justifier ce qui, en droit français, aujourd’hui, est considéré comme une atteinte sexuelle et est passible de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende.
Le thème de la pédocriminalité devient le support d’une surenchère de « bons mots ». « Vous savez que Polanski prépare l’adaptation de Germinal ? Là au moins il y aura des mineur·e·s », lance Laurent Baffie le 19 octobre. Allusion aux accusations de viols et d’agressions sexuelles sur mineures pesant sur le réalisateur. Une fois encore Les Grosses Têtes sont à contre-courant, alors que le réalisateur a fui les États-Unis en 1978 pour échapper à la justice, alors que cette impunité devient de moins en moins supportable pour bon nombre de femmes et d’hommes en 2020, alors que même l’Académie des César l’a finalement radié, après le scandale de sa dernière cérémonie de remise des prix.
L’émission est à contre-courant aussi quand il s’agit des violences sexuelles au sein de l’Église catholique. Tandis que la commission Sauvé a annoncé cet automne avoir reçu plus de 6 500 appels de victimes présumées ou de témoins d’agressions sexuelles – dont 87% de mineur·e·s au moment des faits – par des prêtres, des moines ou des sœurs, Les Grosses Têtes multiplient les blagues. Le 1er octobre, l’équipe évoque la sortie du livre du cardinal Barbarin. Laurent Ruquier en profite pour évoquer la scolarité de l’un des chroniqueurs, Jeanfi Janssens, dans une école catholique. Marcela Iacub lui demande s’il a été abusé par un prêtre. « Pas du tout ! », répond l’humoriste, avant d’être interrompu par Ruquier : « Non mais il était d’accord, lui ! » « Mais puisque je vous dis que je n’ai pas été abusé par un prêtre », s’agace Jeanfi Janssens. « Et je le regrette », rétorque alors un chroniqueur en imitant sa voix. La scolarité catholique de Jeanfi Janssens sera à nouveau évoquée quatre jours plus tard. Lors d’un quiz, l’humoriste lance une réponse au hasard : « Monseigneur Zizi ». Réponse de Ruquier : « Votre catéchisme dans le Nord ne nous regarde pas. »
Finalement, toutes les violences y passent. L’infanticide aussi semble être une source d’inspiration pour les chroniqueurs et chroniqueuses, prompts à ironiser sur Véronique Courjault, qui a tué trois de ses nouveaux-nés et les a mis dans son congélateur. Bernard Mabille en a un, « un fameux congélateur, le Courjault ».
Le même mécanisme du « bon mot » quoi qu’il en coûte est mis en œuvre, le 21 octobre, cette fois-ci en banalisant l’attentat contre Samuel Paty, qui a eu lieu seulement cinq jours avant. Dans la séquence des « fake news », où un auditeur doit déterminer, parmi plusieurs affirmations, lesquelles sont vraies ou fausses, Bernard Mabille dit : « Brigitte Macron a publié une lettre au prof Samuel Paty en terminant sa missive par ces mots : ‘Moi aussi, j’ai perdu la tête pour un élève.’ » Des réactions outrées se font entendre, des « on peut dire au revoir à la carrière de Bernard Mabille » et des « oooooh », mais là encore, aucun commentaire, aucune remise en cause de ces propos. La blague, encore une fois, l’emporte sur la décence.
Plus encore que ces exemples, ce qui marque durant ce mois d’écoute, c’est l’accumulation systématique de ces remarques : dans la moitié des émissions, Les Grosses Têtes banalisent crimes et violences, et particulièrement celles à l’encontre des femmes. Dans la moitié des émissions, elles véhiculent des messages qui incitent les victimes à garder leurs maux sous silence. L’émission participe ainsi à renforcer, auprès de plus de deux millions d’auditeurs et d’auditrices, cette culture du viol qui gangrène l’espace public et les institutions.