On critique souvent les médias pour leur manque de diversité. Souvent que des Blancs autour de la table. Parfois des Blanches. Et les autres, on se demande un peu où ils et elles sont. Pas chez Les Grosses Têtes : ici il y a des Blanc·he·s certes, mais aussi des Noir·e.s, des Asiatiques, des personnes venant de pays très divers, de l’Amérique du Sud à l’Europe de l’Est. Même si on est encore loin du compte, rares sont les émissions de radio et de télévision avec une telle diversité de chroniqueurs et de chroniqueuses. Et pourtant, Les Grosses Têtes véhiculent quasi-quotidiennement des clichés racistes, essentialisants, offensants. Près de 80% des 24 émissions que nous avons écoutées contiennent au moins une séquence raciste. Une cinquantaine de “blagues” qui contribuent largement à propager des préjugés dont souffrent, au quotidien, les personnes issues des minorités. 

Fétichisation des Asiatiques

Alors que la communauté asiatique a subi une recrudescence d’insultes et d’agressions racistes depuis le début de l’épidémie de Covid-19, perpétuer sous couvert d’humour une forme de stigmatisation des Chinois·es en les ciblant comme responsables de la propagation du virus paraît irresponsable. C’est pourtant ce qu’il se produit mardi 6 octobre, dans la séquence “Six Grosses Têtes, cinq fake news”. Vincent Dedienne annonce que :

“Les restaurants chinois devront désormais fournir des baguettes d’au moins un mètre cinquante.”

Certains “traits d’esprit” sont aussi l’occasion d’exprimer une forme de fétichisation des personnes asiatiques, comme lors de l’émission du vendredi 2 octobre où Les Grosses Têtes doivent deviner le nom original de la bande dessinée qui contient les personnages de Snoopy et Charlie Brown. Jeanfi Janssens semble faire une fixette sur le personnage de l’oiseau jaune, Woodstock. “Il aime le petit oiseau”, lance Caroline Diament ; Laurent Ruquier demande alors à son chroniqueur : “Vous couchez avec un Asiatique en ce moment ?”, faisant ainsi référence au cliché éculé du prétendu petit pénis des hommes asiatiques.

Compilation de “blagues” sur les Asiatiques

Il vient également renforcer l’exotisation et la sexualisation des hommes asiatiques dans la communauté gay, dont les corps ne seraient pas virils. “L’homme gay asiatique est souvent considéré comme une petite crevette, docile, à la peau douce et passif”, explique le réalisateur Stéphane Ly-Cuong dans l’épisode “Masculinités asiatiques” du podcast Les Couilles sur la table. En outre, convoquer la couleur jaune pour parler d’une personne asiatique est un ressort raciste ancien qui n’est pas sans rappeler l’expression de “péril jaune”, utilisée pour évoquer la soi-disant menace d’un envahisseur venu d’Asie. Ce “jeu de mots” a d’ailleurs été utilisé fin janvier 2020 sur la une du Courrier Picard, qui titrait “Alerte jaune” pour parler du coronavirus qui sévissait alors à Wuhan – ce qui avait suscité une vive indignation

Stigmatisation des Roms et des Roumains

Mais la communauté asiatique n’est pas la seule visée dans l’émission. Alors que Caroline Diament réclame un indice pour trouver la réponse de l’énigme posée par Laurent Ruquier dans l’émission du 30 septembre, Christine Bravo lui rétorque :

“Arrête de faire la manche, on dirait une Roumaine !”

S’ensuit une succession de “s’il vous plaît” suppliants de plusieurs Grosses Têtes imitant un accent d’Europe de l’Est et se moquant ostensiblement de la misère présumée des Roumain·e·s. Si elles ciblent les Roumain·e·s dans ces séquences, Les Grosses Têtes semblent davantage faire allusion à la communauté Rom. Cette confusion est courante, y compris dans les médias et pour le grand public. Néanmoins, la population roumaine présente en France, tout comme les Roms, font les frais de cette stigmatisation.

Dans l’émission du jeudi 15 octobre, on retrouve le même schéma : pour commenter les plexiglas installés entre les intervenant·e·s en raison de la situation sanitaire, Philippe Geluck lance un “c’est formidable là vos pare-brises, il y a des Roumains qui viennent les nettoyer régulièrement ?”, ce à quoi Laurent Ruquier répond “tous les matins à 5h, on les voit pas”, avant que Bernard Mabille ne termine par un “ils ont même piqué les essuie-glaces”. Là encore, Les Grosses Têtes entretiennent le préjugé dangereux que les Roumains seraient des voleurs. Ces insinuations ont des conséquences : elles viennent valider l’hostilité et le rejet envers cette population.

Bernard Mabille compare les Roumains à des voleurs

Le même procédé s’applique à la communauté juive : dérision, validation et banalisation des clichés. Quasiment un tiers des émissions entretiennent des préjugés sur les juif·ve·s, régulièrement sous forme de blagues par des personnes elles-mêmes ouvertement juives. Mercredi 30 septembre, lorsque Laurent Ruquier demande à Élie Semoun s’il a déjà fait un test PCR, l’humoriste répond qu’il s’est fait tester deux fois. On l’interroge sur la douleur du procédé. “Ça fait très mal. C’est atroce […] Surtout, nous les juifs, ils font juste une narine.” “Oui, parce que les deux, c’est plus cher”, répond Bernard Mabille. Même si nous imaginons qu’aucune arrière-pensée antisémite n’est présente chez les chroniqueurs, véhiculer de tels clichés sur la taille du nez des juifs et leur rapport à l’argent dans une émission grand public n’est pas sans conséquence comme le rappelait en 2018 un édito du Républicain Lorrain titré “Arrête de faire ton feuj”, et publié à la suite du meurtre de Mireille Knoll.

Laurent Ruquier
Illustration : Géraldine Polès

Le mot “feuj” est d’ailleurs employé à l’antenne jeudi 22 octobre dans une séquence où Christine Bravo, après l’assassinat de Samuel Paty, revient sur son expérience passée d’institutrice en expliquant qu’elle en avait “ras la casquette” des rapports avec les parents d’élèves, notamment celles et ceux qui pratiquaient une religion. “C’était les témoins de Jéhovah, c’était les musulmans, c’était les feujs… J’en pouvais plus !”

Les noms et les accents tournés en dérision

Les Grosses Têtes ont leurs petites marottes, leurs petites moqueries racistes quotidiennes. Comme se moquer, souvent, des noms à consonance maghrébine ou africaine, alors que d’autres patronymes étrangers sont prononcés sans commentaire, voire avec révérence. Jeudi 8 octobre, dans un échange sur le prix Nobel de littérature, personne n’a de problème à donner le nom de l’Autrichien Peter Handke. En revanche, c’est une autre histoire quand il s’agit de l’autrice franco-rwandaise Scholastique Mukasonga. “Appelez-la Ginette” ou “elle a un nom de médicament”, commente-t-on sur le plateau. 

En l’espace d’une semaine, le nom de la policière Linda Kebbab a été moqué à deux reprises, les mercredi 7 et mardi 13 octobre. Une flopée de “blagues” en référence au kebab : “Son éditeur rappelle que le livre vous sera vendu avec une barquette de frites et de la sauce blanche”, “elle est mi-femme mi-agneau ?”, “elle sue de la sauce samouraï”, “elle fait de la sauce blanche ?” ou encore “elle a grossi ?”.

Les Grosses Têtes enchaînent les “blagues” sur le nom de Linda Kebbab

En 2014, la journaliste et écrivaine Taous Merakchi, connue sous le pseudonyme de Jack Parker, avait parfaitement résumé l’aspect oppressant de cet “humour” dans un texte intitulé “Mon identité n’est pas une blague” : “Je suis métisse, à moitié kabyle, et ça fait 27 ans qu’on me renvoie très régulièrement mon identité à la gueule. Ça fait 27 ans qu’on en rit, qu’on se moque de mon prénom, de mon nom de famille, de l’accent et de la langue de mes grands-parents, de ma culture, et je ne peux plus le supporter. J’en ai chié pour assumer mes racines. Je galère encore, régulièrement.” 

Les accents étrangers (ou perçus comme étrangers) sont d’ailleurs une source de rire inépuisable pour l’émission, dans la tradition de ces sketchs racistes toujours prompts à se gausser de ce qui ne serait pas la norme. On rappelle aux Grosses Têtes que, loin d’une innocente plaisanterie, la glottophobie est une discrimination, une proposition de loi la pénalisant vient d’ailleurs d’être examinée à l’Assemblée nationale. La séquence du lundi 19 octobre est à ce titre très parlante : Éric Laugérias enchaîne, à la demande de Laurent Ruquier, de nombreux accents (présentés comme islandais, hollandais, portugais, italien, antillais, suisse, québécois, grec ou encore allemand ; en yaourt quand la langue n’est pas le français), ce qui provoque d’ailleurs la gêne d’autres chroniqueurs. Pablo Mira et François Rollin le font savoir, en riant tout de même : “C’est extrêmement pénible […] On se sent complice d’une mauvaise action.” 

Longue séquence d’imitations d’accents, “pénible” pour Pablo Mira

Autodérision pour tout le monde, sauf pour les Blancs

En un mois d’écoute, nous avons donc pu constater une facilité des Grosses Têtes à enchaîner les clichés racistes. Et la présence de personnes racisées sur le plateau ne vient en rien empêcher certaines remarques, bien au contraire. C’est le cas lundi 12 octobre. En début d’émission, Steevy Boulay emploie le mot “bouffon”. Réaction de Laurent Ruquier :

“Ce n’est pas parce qu’on a Ahmed Sylla qu’il faut parler le langage des banlieues !”

Ahmed Sylla, dont c’est la première participation, proteste : “Mais je n’ai jamais parlé comme ça !” 

La présence d’Ahmed Sylla semble même décomplexer les autres chroniqueurs et chroniqueuses, comme l’illustre l’ouverture de l’émission du mardi 13 octobre, deuxième d’Ahmed Sylla. Les statistiques sont parlantes : la semaine de l’arrivée du nouveau chroniqueur, les séquences racistes ont plus que triplé, passant en moyenne de 1,3 par émission les trois précédentes semaines à 4,4 ! Et elles sont d’ailleurs agrémentées par des moments d’autodérision d’Ahmed Sylla sur sa couleur (notamment lorsqu’il demande “à quelle heure à peu près la lumière pour qu’on me voie ?”), autodérision dont seules les personnes subissant des discriminations (noires, asiatiques ou encore juives) font preuve – aucune personne blanche ne rit de sa couleur de peau aux Grosses Têtes.

Les séquences racistes ont plus que triplé depuis l’arrivée d’Ahmed Sylla le 13 octobre

Nombre d'épisodes racistes par émission, du 21 septembre et le 23 octobre 2020.

Si Les Grosses Têtes ne se privent ainsi pas de plaisanter sur les couleurs de peau, elles n’ont pas plus d’égards envers les revendications des militant·e·s antiracistes, comme mercredi 14 octobre où le nom de famille d’un auditeur (Delnegro) fait dire au chroniqueur Florian Gazan : “Il faut dire Delpersonnedecouleur ?” 

Ou encore, le 23 octobre, quand Laurent Ruquier fait deviner le titre du dessin animé Dumbo, sorti en 1941, et dont un des passages est aujourd’hui considéré comme raciste. Il ne prend pas la peine d’expliquer que les corbeaux du film d’animation “ont des voix de Noirs stéréotypées et l’un d’entre eux s’appelle même Jim Crow, en référence à un ensemble d’anciennes lois ségrégationnistes du sud des États-Unis”, comme le raconte Europe 1. Au contraire, le présentateur laisse s’installer les protestations de ses chroniqueurs et chroniqueuses qui trouvent cela “dingue” et estiment, à demi-mot, qu’on ne peut plus rien dire. Aucune explication, mais on a tout de même bien ri, toujours aux dépens des mêmes.