Difficile d’être une femme dans le studio des Grosses Têtes. On vous traite de « pute », on vous dit que vous êtes bête ou moche, on vous menace de vous faire taire avec un gourdin, on vous trouve obsolète quand vous dépassez la cinquantaine, et on vous demande si vous faites bien le ménage – question qui n’est jamais posée à un homme, cela va sans dire. C’est simple, sur un mois d’écoute, toutes les émissions, absolument toutes, contiennent des séquences sexistes. Des remarques qu’il faut qualifier de systémiques, tellement elles sont récurrentes et appuyées. Des propos sexistes toutes les 11 minutes et jusqu’à 16 dans la même émission. Ça fait beaucoup en une heure et demie.
La « ménagère », la « femme de » et la « pute »
Le sexisme des Grosses Têtes, c’est d’abord des « grosses ficelles ». Les femmes présentes en studio, ou même celles dont parlent les chroniqueurs et chroniqueuses, sont systématiquement renvoyées à des rôles sexistes stéréotypés : la maman, la putain, la gouine… Des représentations bien connues, analysées et combattues depuis des décennies par des sociologues, des féministes, mais des représentations qui trouvent encore grâce à l’antenne de RTL.
La ménagère par exemple, quand Laurent Ruquier dit à Caroline Diament qu’elle « repasse souvent », ou quand Laurent Baffie insinue que Valérie Trierweiler n’a fait que passer l’aspirateur à l’Élysée. La vie privée de la journaliste est d’ailleurs souvent évoquée, elle est régulièrement ramenée à son rôle d’ex-compagne de François Hollande. Laurent Ruquier n’hésitera pas à lui dire qu’elle connaît mieux « les pipes François que le Pape François ».
Christine Ockrent et Arielle Dombasle subissent le même sort, pour leur relation respective avec Bernard Kouchner et Bernard-Henri Lévy. Ces relations avec un ancien président, un ancien ministre et un philosophe sont tellement évoquées dans l’émission, qu’elles finissent par dévaloriser les chroniqueuses. Jérémy Ferrari le dit sans détour, le 15 octobre :
L’insulte est aussi un outil très puissant de dévalorisation des femmes, utilisée à loisir par Les Grosses Têtes. Leur préférée est le mot « pute », répété jusqu’à six fois dans l’émission du 14 octobre. Chantal Ladesou y présente le film 30 jours max, dans lequel elle interprète une travailleuse du sexe. Jean-Jacques Peroni commente : il le « savait que Chantal Ladesou finirait pute ». Laurent Ruquier estime d’ailleurs qu’elle « continue de se prostituer ici à RTL ». Dès le début de l’émission, la putophobie s’installe pendant cinq bonnes minutes. Quelques jours plus tard, le 19 octobre, Laurent Baffie évalue la valeur de la femme de Pablo Mira, qui n’est pas invitée à participer à l’émission, et estime qu’elle n’est « pas très chère ». Le 22 septembre, le racisme s’y ajoute. Laurent Ruquier évoque un éventuel « retour aux sources » de Cristina Cordula « au Bois de Boulogne », sous-entendant que la mannequin franco-brésilienne s’est prostituée dans ce haut lieu du travail du sexe, où de nombreuses femmes trans originaires d’Amérique du Sud exercent.
On ne saurait que trop rappeler que « pute » n’est pas une insulte, c’est un métier, nommé plus respectueusement travail du sexe. Ces mots, comme « salope » et autre « connasse », utilisés comme des insultes, sont autant de façons de salir les femmes, de les rabaisser à une sexualité crasse, en dehors des normes de la bienséance – définies par les hommes. Ces injures sexistes et sexuelles, même énoncées dans des plaisanteries, véhiculent ces stéréotypes. Comme l’explique le Haut Conseil à l’Égalité, cela résulte en une dépréciation individuelle, basée sur un « manque présupposé de vertu et de pureté » et une dépréciation collective car l’injure renvoie simultanément à l’ensemble du groupe des femmes.
Le corps des femmes, objet sexuel commenté inlassablement
Ce procédé se retrouve dans la sexualisation constante des femmes présentes autour de la table. Dans les 24 émissions écoutées, la sexualité, réelle ou fantasmée, des chroniqueuses est évoquée 19 fois. Le 15 octobre, Laurent Baffie présume que Christine Ockrent « doit se taper tellement de mecs ». Cinq jours plus tard, on demande à Arielle Dombasle et Isabelle Mergault si elles aiment simuler. Les invitées y passent aussi, qu’il s’agisse d’Adriana Karembeu, d’Emmanuelle Charpentier ou de Karin Viard.
Parfois les chroniqueurs changent d’humeur et soudain, les chroniqueuses ne sont plus assez à leur goût pour les imaginer au lit. Alors, les moqueries sont cinglantes. Isabelle Mergault n’a pas le bon corps pour porter des talons aiguilles. Arielle Dombasle a de trop petits seins. Le 15 octobre, Jérémy Ferrari affirme que :
Le 6 octobre, elle est comparée à une « larve », le 20 septembre elle a une voix d’homme. Le 9 octobre, Jean-Luc Lemoine estime qu’il « n’y a pas la place » dans la cabine du camion d’un auditeur routier pour afficher une photo d’elle. La chroniqueuse sera d’ailleurs menacée par des chroniqueurs, le 30 septembre, d’être étouffée dans un « sac poubelle » et jetée aux encombrants. Des remarques toujours ponctuées de rires aux éclats.
Toutes les parties du corps des femmes sont passées en revue, détaillées, moquées. Des commentaires précis sur le poids des chroniqueuses, Christine Bravo en tête. Pendant notre mois d’écoute, près de 60% des émissions contiennent au moins une séquence grossophobe. Plus de la moitié visent des femmes. Les autres, donc, visent des hommes. Chez Les Grosses Têtes, la grossophobie, avec tout ce qu’elle contient de rappels à la norme, de diktats de la beauté, de préjugés sur la bonne santé ou non des gros·ses, s’attaque autant aux femmes qu’aux hommes. Seule différence : les remarques grossophobes envers les hommes n’émanent pas de femmes. Les hommes, prompts à rire de leur propre poids, ne se font pas prier pour juger le physique de leurs collègues.
Les femmes, ces « idiotes »
Et pendant que les femmes sont réduites à leurs corps, à des objets, on leur enlève leurs capacités intellectuelles. Toujours sous forme de blagues, pour faire rire la galerie, les chroniqueurs remettent souvent en question l’intelligence des chroniqueuses. Quand, le 5 octobre, un auditeur parie qu’Arielle Dombasle pourra trouver la réponse à une question et lui permettre de gagner des cadeaux, un chroniqueur lance « il aime le risque » et Laurent Ruquier renchérit « ah oui, vous voulez perdre vous ». Un autre jour, Chantal Ladesou est qualifiée de « pauvre femme un peu simplette ». « Qu’elle est con ! », s’exclame même Laurent Ruquier. Valérie Mairesse est traitée de « gourde », Caroline Diament de « cruche », Christine Bravo d’« idiote ». Parfois, ces femmes se déprécient elles-mêmes et, si on peut apprécier l’autodérision, on ne peut également que constater ce fait :
Les hommes ne s’amusent que de leur poids, leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau, donc quand ils sont considérés « en dehors de la norme ». Jamais, ils ne disent qu’ils sont bêtes.
La disqualification des femmes s’accentue encore quand elles dépassent la cinquantaine. Chantal Ladesou, 72 ans, est tour à tour comparée à une nature morte et une antiquité. Forcément « vieille et décatie », « plus dans le coup ». Selon Laurent Ruquier, elle « commence à faiblir », on ne comprend pas ce qu’elle dit, et de toute façon, comme l’affirme un chroniqueur, « dès qu’elle sort du coma, c’est pour dire une connerie ». Le présentateur phare de RTL la compare d’ailleurs à Catherine Laborde, 69 ans, souffrant d’une maladie neuro-dégénérative. L’âgisme visant Chantal Ladesou culmine dans l’émission du 7 octobre, avec un total de 11 séquences sexistes visant l’âge de la comédienne. Ce jour-là d’ailleurs détient le record du sexisme sur notre durée d’écoute, avec 16 propos au total. Et ce jour-là, Michel Boujenah, 68 ans, et François Rollin, 67 ans, ne seront jamais visés par des remarques sur leur âge.
Ces railleries font tristement écho à l’invisibilisation des femmes de plus de 50 ans dans les médias mais surtout au cinéma ou au théâtre. Chantal Ladesou est l’une des rares femmes de cet âge à avoir encore des rôles, à décrocher des castings. Et dans les médias, rares sont celles qui parviennent à rester à l’antenne jusqu’à l’âge de la retraite. « 61% des présentateurs de télévision ont plus de 50 ans », mais toutes les présentatrices sont bien plus jeunes, comme l’indique le baromètre du CSA sur la représentation des femmes et des hommes en 2018.
Après ce mois d’écoute, l’AJL fait le même bilan que le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, qui a publié en 2017 un rapport sur l’humour sexiste, notamment à la radio. Selon lui, 71% des chroniques et émissions humoristiques radiophoniques contiennent des blagues sexistes. En l’occurrence, pour notre étude, nous arrivons au chiffre de 100% des émissions écoutées. Ces propos sexistes ont de nombreuses conséquences sur les femmes, psychologiques d’abord, comme des tendances à la dévalorisation, à l’autocensure et à la baisse de l’estime de soi, mais aussi physiques, telles que des troubles alimentaires, de la fatigue, des mutilations ou même des problèmes d’ordre sexuel, explique le HCE.
Devançant les critiques, les « vous n’avez pas d’humour », les « on ne peut plus rien dire », le HCE conclut que « ridiculiser les personnes qui protestent en leur reprochant leur manque d’humour permet de se déresponsabiliser et de ne pas remettre en question les fondements sexistes sur lesquels repose cet humour, ni de réfléchir aux conséquences d’une blague sexiste ou du fait d’en rire ».