On ne peut pas reprocher aux Grosses Têtes d’invisibiliser les homosexuels. De Christophe Beaugrand à Steevy Boulay en passant par Jeanfi Janssens ou Laurent Ruquier, les hommes ouvertement gays sont numériquement représentés. Bien représentés ? C’est une autre histoire. Sur les 24 émissions que nous avons écoutées, 83% comprennent des propos LGBTIphobes, soit un joli score de 20 sur 24 et pas moins de 66 propos discriminants en un mois ! Ils visent quasiment tous les gays, à quelques exceptions près.
« Lesbienne » et « trans » ne sont pas des insultes
Contrairement aux hommes homosexuels, les femmes ouvertement lesbiennes ainsi que les personnes trans ne sont pas représentées parmi les sociétaires de l’émission. Elles n’en sont pas totalement absentes pour autant. Par exemple, dans l’émission du 21 septembre, Christine Bravo affirme qu’elle n’aime pas François Hollande. Il n’en faut pas moins à Jeanfi Janssens pour lui lancer : « Lesbienne ! » Et lorsque Laurent Ruquier lui demande de répéter, celui-ci confirme : « Lesbienne ! » Puis ajoute :
« Christine, tu pourrais nous dire tout ça avec une voix de femme ? », ajoute Bernard Mabille. Le 25 septembre, les invité·e·s doivent trouver qui a prononcé la phrase : « Ma théorie c’est que si une fille qui vient d’atteindre 24 ans n’a toujours pas rencontré l’homme de sa vie, c’est qu’elle a de la chance. » Le diagnostic de Marcela Iacub est sans appel : « Ce sont des propos un peu gouino de gouines… C’est des propos de gouines. » À travers ces exemples, c’est bien le cliché éculé de la « camionneuse hommasse » qui est exploité par Les Grosses Têtes. Quant aux termes « gouine » et « lesbienne », ils sont tout simplement utilisés comme des insultes.
Dans la course au bon mot à tout prix, les personnes trans ne sont pas non plus épargnées. Comme ce 19 octobre où une plaisanterie filée (et sexiste) à propos de la femme du chroniqueur Pablo Mira sert de tremplin à cette envolée de Laurent Baffie : « Moi, je ne suis pas très transexuelle mais là franchement (…) on n’a pas vu les couilles, c’est bien foutu. » Tant de choses à commenter dans cette phrase. L’emploi du terme stigmatisant « transexuel », d’abord, auquel on substituera les plus respectueux « personnes trans » ou « transgenres » (comme nous l’expliquons dans notre kit). La focalisation, voire la fétichisation, sur les parties génitales, ensuite. Et nous ne saurons que trop rappeler que la transidentité n’est pas une insulte et ne doit pas être utilisée pour rire d’une autre personne.
Malheureusement, lorsqu’elle n’est pas utilisée comme une injure, l’identité est carrément niée comme le 23 septembre. Alors que Ruquier et ses sociétaires débattent d’un nouvel émoji représentant une femme portant une barbe, le présentateur lance : « C’est pour la parité ! (…) Vous oubliez les transgenres ! », ce à quoi Christine Bravo répond en hurlant : « Eh ben c’est pas des femmes ! Si elles sont transgenres, elles ne se laissent pas pousser la barbe ! » Affirmer que les femmes trans ne sont pas des femmes, refuser de reconnaître qui elles sont, c’est leur dénier le droit d’exister. Les assigner à une apparence revient à les enfermer dans une norme de genre et restreindre leur droit à l’autodétermination.
La lesbophobie et la transphobie sont, certes, minoritaires parmi les propos problématiques relevés (sur les 66 séquences LGBTIphobes, 7 sont lesbophobes, 4 transphobes). Mais, lorsque les identités lesbiennes et trans sont évoquées, c’est systématiquement de manière dégradante.
Banalisation des insultes gayphobes
On l’a dit plus haut, les hommes gays bénéficient d’une assez large représentation à la table des Grosses Têtes. Cela explique, peut-être, pourquoi ce sont eux les principales victimes de propos discriminatoires. Voire carrément insultants. En effet, de « pédé » à « enculé » en passant par « pédale » ou encore « tata » et « tapette », nous avons pu noter une récurrence affolante des insultes homophobes. Par exemple, lors de l’émission du 5 octobre, une auditrice confond Steevy Boulay et Jeanfi Janssens. Ce dernier en déduit logiquement : « Elle a confondu les pédés ! Elle s’est trompée de tapette ! » Il arrive assez rarement que quelqu’un s’offusque de ces attaques. En revanche, elles sont assumées, voire réaffirmées, par leurs auteur·rice·s. C’est le cas notamment, le même jour, lorsque Jeanfi Janssens dit à propos de son ex-compagnon :
Alors que les rires se font entendre sur le plateau, une personne se montre choquée et affirme « Oh, on ne dit pas ça à la radio. » Mais l’humoriste persiste : « Ben si ! » Et Laurent Ruquier de conclure l’échange : « Il en dit autant de vous. » Cette insulte, extrêmement banalisée dans le langage courant, renvoie à une pratique sexuelle supposément gay et perçue comme dégradante. Elle est aussi sexiste, car elle renvoie à l’idée de passivité. Le fond de l’insulte ici, c’est l’idée que la personne qui reçoit une sodomie (donc la personne pénétrée) est méprisable puisque soumise.
Dans la palette des insultes homophobes, « pédale » occupe une place de choix. En fait, rares sont les fois où le cyclisme est évoqué sans déclencher des propos homophobes. Le 25 septembre, alors que Jeanfi Janssens parle de sa peur des cyclistes, Marcela Iacub provoque, par exemple, un rire général en lui répondant : « Ça peut être un bonheur de travailler son corps… Ça c’est les pédales comme toi qui disent ça. » Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est cette séquence qui sera mise en avant lors de la promotion de l’émission puisque son replay s’intitule « Jeanfi Janssens ne supporte plus les vélos ».
Enfin, notons une belle tendance à la follophobie dans le studio. Elle stigmatise les attitudes et comportements perçus comme « efféminés » chez un homme. Une sorte d’homophobie assaisonnée de sexisme, que même certains homosexuels aiment pratiquer. Petite illustration avec Steevy Boulay qui trouve que le pull rose et bleu de Stéphane Plaza n’est pas assez masculin. À ses yeux, il appartient donc à la tendance « militaire tata ». Le rire de l’agent immobilier non plus n’est pas assez viril, cette fois-ci aux oreilles de Laurent Ruquier. La sanction tombe : « Il rigole comme une vieille folle. »
On le voit, ces propos injurieux sont souvent (mais pas seulement) tenus par des hommes gays. Ce n’est pas une excuse ! Leur récurrence, à une heure de grande écoute, banalise leur emploi et rend inaudibles celles et ceux qui se battent pour faire comprendre que, oui, ces mots sont bel et bien des insultes. Oui, ces mots blessent, voire tuent. Leur emploi peut d’ailleurs être puni d’un an de prison et de 45.000 euros d’amende. Le combat est particulièrement vif dans le monde du football où de telles insultes sont légion, rendant le milieu hostile aux gays. Laurent Ruquier, lui-même, a déclaré, en septembre 2019, qu’il voulait voir cesser les chants et slogans homophobes dans les tribunes, s’inquiétant surtout pour « les gens qui amènent leurs enfants au stade ». Alors, Laurent, pourquoi ces mots seraient-ils des insultes homophobes dans les gradins mais pas dans votre studio ?
Hypersexualisation de Jeanfi Janssens
Dans ce système où sont légitimés les propos LGBTIphobes, il est un personnage central : Jeanfi Janssens, dans le rôle du gay obnubilé par le sexe. Une caricature rappelée de nombreuses fois par Laurent Ruquier lors des présentations en début d’émission. Le 21 septembre : « Une Grosse Tête qui a toujours rêvé d’être Première dame, mais on ne trouve pas facilement un futur président sur Grindr [application de rencontre gay]… Jeanfi Janssens ! ». Le 1er octobre :
Le 25 septembre : « Le seul qui manifestera contre les rassemblements de moins de dix personnes dans les parcs [lieux réels ou fantasmés de rencontres entre homosexuels]… Jeanfi Janssens ». Cette dernière présentation est, d’ailleurs, suivie d’une séquence particulièrement choquante. Alors que Jeanfi Janssens parle des plans culs chez soi à cause du Covid-19, Marcela Iacub note : « Tu te contamines moins au bois de Boulogne que dans une boîte de nuit. » Remarque nuancée par Christophe Beaugrand : « Oh ben ça dépend… Tu peux choper la syphilis. » Ici, non seulement Jeanfi Janssens est d’emblée ramené à sa sexualité mais, en plus, celle-ci est vue comme une pratique dangereuse, vectrice d’infections sexuellement transmissibles. Des réflexions particulièrement nocives alors que les homosexuels sont, encore, victimes de stigmatisations liées à leur santé et au VIH/sida.
Comme sa présentation du 1er octobre le laisse deviner, l’anus de Jeanfi Janssens fait l’objet de toutes les attentions. Le 25 septembre, alors que Ruquier le reprend parce qu’il a confié avoir peur « en vélo » au lieu de « à vélo », l’intéressé répond : « Ça dépend s’il y a une selle ou pas. » Le 2 octobre, alors que les bouteilles de champagne sont évoquées, ainsi que leur éventuelle utilisation comme godemiché, le présentateur commente : « Jeanfi, il n’a que des jéroboams. » Le même jour, dans la séquence « Six Grosses Têtes, cinq fake news » (où toutes Les Grosses Têtes sauf un·e doivent présenter une fausse information), c’est l’intéressé qui affirme :
Et, même lorsque celui-ci n’est pas présent dans les studios, le rectum de Jeanfi Janssens, et ce qu’il peut contenir, semble toujours être au centre de l’attention. En tout cas celle de Jean-Jacques Peroni qui, dans la séquence des fake news, propose, le 8 octobre : « Prix Nobel de Chimie : Jeanfi Janssens récompensé pour son travail sur la recherche des trous noirs », puis, le 20 : « L’institut Pasteur de Lille, pays de Jeanfi Janssens, travaille non pas sur un vaccin anti-Covid, mais un suppositoire. »
Cette tendance à hypersexualiser les hommes gays ne s’arrête pas au personnage incarné par Jeanfi Janssens. Par exemple, le 23 septembre, alors que l’on doit deviner son identité, l’invité mystère (spoiler alert : c’est Philippe Risoli) évoque un souvenir avec Pierre Palmade : « Nous avons tous les deux descendu une rivière en canoë, et je précise qu’il [Pierre Palmade] était devant. » Lors de la même séquence, Pierre Palmade : « J’étais devant, je ne me souviens pas de qui était derrière. » Quelqu’un ajoute : « Souvent, tu ne t’en rappelles pas. » Cette propension à définir les gays uniquement par leurs pratiques sexuelles peut être résumée par un échange entre Laurent Ruquier et Jeanfi Janssens, le 5 octobre. Alors que le premier évoque les tendances lancées par les homosexuels et reprises par les hétéros, le présentateur illustre : « La sodomie, par exemple. »
Que les choses soient claires : il ne s’agit pas ici de dénigrer l’appétit sexuel de Jeanfi Janssens. Ce dernier, comme tout un chacun, a bien entendu le droit de faire ce qu’il veut de son corps et d’en parler sans être jugé. Ce qui pose ici problème, c’est l’hypersexualisation des gays, cette tendance à les définir, à les représenter uniquement par le biais de leur sexualité. D’autant que, encore une fois, cette sexualité n’est bien souvent évoquée que dans le but de la dénigrer ou de s’en moquer. Comment, ensuite, dans l’open-space ou dans la cour du lycée, faire comprendre à ses collègues ou ses camarades que ces attitudes et ces mots peuvent être blessants, stigmatisants ? Comment, dans un dîner de famille, ne pas passer pour un·e rabat-joie coincé·e lorsque l’on ne rit pas à la trentième blague de tonton Michel sur nos fesses et ce qu’on en fait ? Une fois encore, Les Grosses Têtes rigolent et nous payons les pots cassés.